TRAITÉ DES DROITS
D'AUTEURS
dans la littérature,
les
sciences et les beaux-arts
par
Augustin-Charles
Renouard
Conseiller à la Cour de Cassation
1839
Un principe
général étend à tous les genres de production de l'esprit la garantie
assurée
aux droits des auteurs.
Nous devons
examiner maintenant quels ouvrages doivent être exceptés de cette règle
générale.
Il en est qui,
essentiellement destinés au service du public, entrent dans le domaine
de tous
dès le moment où ils sont mis au jour, et qui ne sont pas susceptibles
d'être
affectés à un privilège exclusif.
Lois &
règlements
Les lois et
règlements ne peuvent tomber dans le domaine ni de certains
particuliers, ni du
gouvernement, ni même de l'état.
Ils n'appartiennent
pas exclusivement, et en propre, à l'unité nationale ; mais, dévolus au
domaine
de tous, ils appartiennent, dans leur plénitude, à chacun des plus
humbles
d'entre les citoyens, aussi bien qu'à l'universalité des citoyens pris
collectivement.
Obligatoires pour
tous et destinés à fournir à tous des garanties, les lois et
règlements, que
nul n'est censé ignorer, doivent pouvoir être reproduits sous toutes
les formes
et à tous les instants ; et ils ne sauraient être répandus avec assez
de profusion
au sein de la société pour la direction à laquelle ils existent.
Les pouvoirs
publics, institués pour gouverner, non-seulement dans l'intérêt général
mais
aussi dans l'intérêt de chaque citoyen pris individuellement, ne font
point
acte de propriété lorsqu'ils créent et promulguent des lois.
C'était un des
plus graves abus des anciens privilèges, que de soumettre au monopole
les édits
et les ordonnances.
Les privilèges en
étaient tantôt donnés, tantôt vendus, la plupart du temps à des
imprimeurs ou
libraires, mais quelque fois aussi à d'autres personnes.
C'est ainsi qu'en
1667, le duc de La Feuillade fut gratifié du privilège pour
l'impression des
ordonnances de Louis XIV.
Afin de pallier
les inconvénients d'un tel monopole, plusieurs arrêts du conseil
avaient établi
des tarifs au-dessus desquels les ordonnances ne pouvaient être
vendues.
L'abolition de ce
monopole fut compris dans la destruction générale des privilèges, et
elle ne
fut jamais mise en question depuis 1789 jusqu'au décret impérial du 6
juillet
1810, qui, sans le rétablir expressément, constitua en faveur des
publications
officielles une priorité, et défendit à toutes personnes, sous peine de
confiscation, d'imprimer et de débiter les sénatus-consultes, codes,
lois et
règlements d'administration publique, avant leur insertion et
publication par
la voie du Bulletin au chef-lieu du département.
Ce n'était point
dans des intentions du monopole, c'était dans une pensée de censure que
ce
privilège d'antériorité était établi.
Le prétexte mis en
avant dans le préambule du décret et dans le rapport du ministre est de
prévenir le danger des éditions fautives qui peuvent égarer les parties
, leurs
conseils, et même quelque fois les juges.
Un motif moins
futile, moins secret, de cette prohibition, était de laisser au
gouvernement
plus de facilité pour retenir dans l'ombre un certain nombre de mesures
que
l'on trouvait commode de soustraire au contrôle de l'opinion, devenue,
sans
doute, molle et impuissante à cette époque, mais qui toutefois gênait
encore
malgré sa faiblesse.
M. Isambert, dans
la notice placée en tête de son Recueil
des Lois et ordonnances, volume de 1814, attribue
spécialement ce décret de
1810, au désir de cacher :
«le
scandaleux exemple d'une effroyable banqueroute, organisée dans le
secret, et
consommée par deux décrets : ceux des 25 février 1808 et 13 décembre
1809 qui
ont fermé la liquidation de la dette publique, et qui ont ordonnée le
brûlement
des titres. Pour empêcher, continue M. Isambert, que cette infamie ne
fût mise au
grand jour, l'Empereur rendit le décret du 6 juillet 1810..... Aussi,
dans les
dernières années de ce gouvernement qui aimait à frapper dans l'ombre,
un très
grand nombre de décrets impériaux d'une très haute importance n'ont-ils
pas été
publiés, et n'en ont-ils pas moins reçus leur pleine et entière
exécution.»
En regard de ce
décret de 1810, annoncé dans son préambule comme devant prévenir les
altérations et les erreurs, on peut mettre un passage de ce fameux
sénatus-consulte du 3 avril 1814, par lequel le sénat-conservateur,
flétrissant
des actes auxquels il s'était associé tantôt par sa coopération
directe, tantôt
par son silence, prononçait la déchéance de l'Empereur Napoléon
Bonaparte ;
cherchant ainsi, aux risques et périls de sa propre dignité morale, à
faire
acte de pouvoir public dans le changement de constitution qu'au même
instant le
principe de légitimité revendiquait comme émanant de son seul droit :
«Que
la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de
la
nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de la police,
et
qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la
France et
l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines
favorables au
despotisme, et d'ouvrages contre les gouvernements étrangers; que des
actes et
rapports entendus par le sénat ont subi des altérations dans la
publication qui
en a été faite.»
La même année, le
28 décembre 1814, une ordonnance royale, en réglant les objets desquels
l'imprimerie royale devait être exclusivement chargée, y comprenait
article 8,
3°
«l'impression,
distribution et débit des
lois, ordonnances, règlements et actes quelconques de l'autorité
royale;
renouvelant à cet effet, et en tant que de besoin, les dispositions des
arrêts
du conseil du mois d'août 1717 et du 26 mars 1789.»
Il est
curieux de
se référer à l'édit d'août 1717 ; et
la légèreté avec laquelle, en 1814, les
rédacteurs de l'ordonnance royale ont, en tant que de besoin,
renouvelé ses
dispositions, m'a paru si inconcevable, que je n'ai pu y croire
qu'après avoir
pris le soin de vérifier le texte original de l'ordonnance, et
après m'être
assuré qu'aucun arrêt ni édit, n'avait
été rendu, à la même date, sur une
matière analogue.
J'avais même pensé
d'abord qu'il y avait eu erreur dans la citation, et que c'était aux
règlements
généraux d'août 1777 que l'on avait voulu se référer, mais ces
règlements ne
contiennent rien qui ait trait aux lois, ordonnances et actes de
l'autorité.
«Nous
avons», dit l'édit de 1717, «par le présent édit
perpétuel et irrévocable, fait
très expresses inhibitions et défenses à tous graveurs, imprimeurs,
libraires
et autres, de graver, imprimer, vendre et débiter des formules ou
cartouches
pareils à ceux que nous avons fait graver pour les congés militaires, à
peine
des galères perpétuelles.»
La citation de
l'arrêt du conseil du 26 mars 1789 ne mérite pas le même reproche.
Cet arrêt, suivi
de lettres-patentes, défend à tous libraires et imprimeurs de Paris et
de
provinces, autres que ceux choisis et avoués par le directeur de
l'imprimerie
royale, d'imprimer, vendre, ni débiter, sous quelque prétexte que ce
soit,
aucuns ouvrages, édits, déclarations, arrêts, ordonnances militaires,
et
règlements du conseil, qui auront été remis à l'ordre de S.M. à ladite
imprimerie royale pour y être imprimés ; le tout à peine d'amende et de
confiscation, et autres plus grandes peines, s'il y échet.
Le monopole que
l'ordonnance du 28 décembre 1814 prétendait faire revivre n'a jamais
été pris
fort au sérieux dans la pratique; aussi a-t-on à peine remarqué que
cette
disposition inexécutée a été abolie par l'article 3 d'une ordonnance du
12
janvier 1820 ainsi conçu :
«Il
est permis à tout imprimeur ou libraire d'imprimer ou de débiter les
lois et
ordonnances du royaume, aussitôt après leur publication officielle au Bulletin des lois.»
Le décret de 1810,
auquel cette ordonnance de 1820 paraît se référer, est-il demeuré en
vigueur ?
M. Dupin, dans
l'introduction de son recueil intitulé Lois
concernant les lois, page XXXIX, cite le décret impérial du 6
juillet 1810
sans l'annoncer comme abrogé.
Bourguignon le
cite également dans sa Jurisprudence des
Codes Criminels, article 426 du code pénal, paragraphe 6.
Pic va plus loin.
Non-seulement il le comprend, n°322, au nombre des dispositions encore
en
vigueur, mais même il emploie une note à faire remarquer la sagesse de
cette
prohibition.
M. Parant, Lois de la presse en 1834, donne
également comme ayant force de loi, le texte de ce décret.
Malgré ce concours
de graves autorités, je n'hésite pas à penser que le décret de 1810 a
été
abrogé par les lois abolitives de la censure.
Sans doute, dans
la plupart des cas, il n'y aura pas lieu à s'enquérir de l'existence de
ce
décret, puisque le Bulletin des lois est
l'organe habituel de publication des lois et ordonnances, qui
paraissent au
moment où, par cette publication même, le caractère officiel leur est
conféré.
Mais il est facile
cependant de prévoir des cas où une publication privée pourrait,
matériellement, précéder la publication officielle; et je n'hésite pas
à dire
qu'alors cette publication privée serait licite, et ne pourrait donner
lieu à
aucun reproche. La prohibition que le décret impérial de 1810 établit
est
incompatible avec une législation purement répressive comme la nôtre.
L'usage, au reste,
a depuis longtemps résolu la question en ce sens, et ces sortes de
publications
ont souvent eu lieu sans jamais être devenues l'objet de la moindre
poursuite.
Pendant plusieurs
années, M. Isambert a ajouté à un Recueil
des lois et ordonnances un supplément qui se composait
d'actes omis au Bulletin des lois .
Personne ne s'est
jamais avisé de contester la légalité de cette utile publication.
Il y a plus ; des
recueils officiels, tels que le Journal
Militaire, par exemple, publiés, les uns par l'autorité
publique, les
autres avec son concours, contiennent le texte d'ordonnances que le Bulletin des Lois ne donne pas.
Pour les
règlements d'administration publique, comme pour les lois, la
publication, à
toute époque, est parfaitement libre aujourd'hui. Elle n'est soumise à
aucune
loi de police, ni à aucune appropriation privilégiée.
Actes Officiels
Tout ce qui vient
d'être dit ne doit pas s'entendre seulement des lois et ordonnances
revêtues de
la signature royale et du contreseing d'un ministre, et qui,
s'annonçant ainsi
comme émanant de la puissance publique, ne peuvent être réputées
l'oeuvre
d'aucun auteur en particulier.
Les mêmes
principes sont applicables aux arrêtés ministériels, rapports au roi,
comptes-rendus, circulaires, même à toute correspondance
administrative, et aux
actes officiellement émanés d'un membre quelconque du gouvernement,
agissant
comme fonctionnaire revêtu d'une portion de l'autorité publique.
Chaque acte de ce
genre est, par sa nature, dévolu au domaine de tous, et est, à cette
époque, et
de la part de tout citoyen, un objet licite de publication.
Pendant plusieurs
années de la restauration, un recueil de haute importance a paru sous
le titre
de Bibliothèque historique.
Ce recueil qui
contenait un grand nombre d'actes émanés de fonctionnaires de tout
ordre, a été
fréquemment poursuivi devant les tribunaux.
Dans
aucun des
nombreux procès qui lui ont été suscités,
on ne s'est avisé de contester aux
éditeurs leur droit à la publication d'actes officiels ;
et il est indubitable
que s'ils s'étaient contentés de publier ces actes sans
notes ni commentaires,
ils auraient, à toute époque, et lors même que la
presse était l'objet d'une
répression très sévère, été
à l'abri des condamnations qui les ont frappés.
Les ordonnances
royales rendues sur l'avis du conseil d'état, et qui ne sont
habituellement
l'objet d'aucune publicité officielle, ont été recueillies et publiées
dans
plusieurs recueils longtemps avant que les séances du conseil d'état,
en matières
contentieuses, eussent été rendues publiques par ordonnance royale du 2
février
1831.
Jugements et arrêts
Les jugements et
arrêts des cours et tribunaux que ces tribunaux soient composés d'un
juge ou de
plusieurs, ne sont la propriété ni du siège duquel ils émanent, ni des
plaideurs qui les provoquent.
Ils appartiennent
au pays tout entier; leur publicité est, à-la-fois, une garantie pour
les
justiciables et un moyen d'enseignement pour tous les citoyens.
Sous l'ancienne
législation, la publication des jugements et arrêts était soumise à des
permissions préalables qui étaient tout à-la-fois, un instrument de
censure et
une source de monopoles.
Divers arrêts du
parlement de Paris des 13 septembre 1577, 14 janvier 1690, 4 mai 1717,
avaient
fait défenses d'imprimer et de publier les arrêts de la cour sans sa
permission
particulière.
La cour des aides
avait fait de semblables défenses par arrêts des 17 septembre 1657 et
10
septembre 1717.
Le règlement du 28
février 1723, article CXI, voulait que les arrêts de la cour de
parlement et de
la cour des aides ne pussent être imprimés sans permission particulière
desdites cours, obtenue par arrêt sur requête présentée à cet effet, à
peine
pour les contrevenants de deux cents livres d'amende pour la première
fois, et
à l'égard des imprimeurs, en cas de récidive, d'être suspendus de leurs
fonctions pendant trois mois ; à l'exception néanmoins des arrêts de
règlements, et de tous ceux qui concernaient l'ordre et la discipline
publics,
qui devaient être imprimés par les soins des procureurs généraux, comme
aussi
des arrêts d'ordre et d'homologation des contrats pour être signifiés
aux
parties.
Le grand conseil,
par arrêt rendu le 13 septembre 1727, fit défenses d'imprimer et
d'afficher
aucun de ses arrêts sans sa permission expresse, ou celle du procureur
général.
Un arrêt du
parlement de Paris du 30 juin 1729, en ordonnant que les arrêts de 1690
et 1717
continueraient à être exécutés, contient en outre la défense d'insérer
aucun
autre titre que le nom des parties et la date, et d'ajouter aucun
imprimé, soit
mémoire, soit factum, abrégé, précis de faits, ou autrement, en quelque
sorte
et manière que ce puisse être ; sauf, au cas que la partie juge
nécessaire d'y
faire ajouter quelque autre titre ou mémoire, de se pourvoir en la cour
ainsi
qu'il appartiendra ; fait pareillement inhibitions et défenses à tous
imprimeurs établis hors Paris d'imprimer aucuns arrêts dont la cour
aurait
ordonné l'impression, sans en avoir obtenu l'autorisation du
lieutenant-général
de police du lieu, sur les conclusions du substitut du
procureur-général du roi
en ladite juridiction de la police ; le tout sans aucuns frais.
Ces défenses
furent renouvelées par arrêt du 23 juin 1789.
Les cours
souveraines se regardaient comme propriétaires et maîtresses de tout ce
qui
émanait d'elles ou les concernait.
C'est ainsi qu'un
arrêt du parlement de Paris, du 28 août 1720, fait défenses à tout
autre qu'au
premier huissier de la cour d'imprimer et de distribuer la liste, tant
générale
que particulière, des juges et conseillers de parlement.
Les prétentions
des divers corps à choisir eux-mêmes leurs imprimeurs leur furent
néanmoins
souvent contestées.
Un arrêt du
conseil du 2 avril 1785 permet ce choix aux états, parlements et corps,
nonobstant le privilège des imprimeurs du roi, mais sauf le droit de
ceux-ci à
la concurrence.
Sous la
législation actuelle, le droit de toute personne à publier les
décisions
judiciaires n'a jamais été mis en question.
De nombreux
recueils les font connaître.
La cour de
cassation a son bulletin officiel, à côté duquel la libre concurrence
de
l'industrie particulière a élevé d'autres collections.
La plupart des
cours, outre les recueils généraux ont un organe qui leur est
spécialement
consacré.
Il en est de même
de plusieurs branches particulières de la jurisprudence.
Enfin des journaux
quotidiens, échos perpétuels des juridictions de tous les degrés,
redisent
chaque matin les paroles des magistrats, donnent au pays entier le
spectacle
instructif des débats judiciaires, et entourent les tribunaux de tout
ce qu'il
y a de garanties, de secours et de surveillance dans la publicité :
heureux le
public, si ces journaux, toujours graves et fidèles, ne parlaient que
sérieusement des choses sérieuses, et s'ils ne contribuaient pas à la
trivialité des moeurs et à la bassesse du langage en initiant toute la
société
au jargon de celles de ses classes qui en font la honte, et en amusant
les
oisifs par le scandale !
Autres applications du
même principe
Nous venons
d'établir que les lois, les actes officiels, les décisions du pouvoir
judiciaire ne sont pas des écrits susceptibles de privilèges, et le
principe
qui nous a guidés est que, par leur essence, ces actes appartiennent au
public,
et qu'ils n'ont pu naître que pour accomplir les devoirs de son service.
Les droits du
public, dans les divers cas que nous avons cités jusqu'ici, sont
évidents.
Nous avons
maintenant à nous occuper d'autres applications de même principe, dont
quelques-unes présentent plus de difficultés.
On verra que de
grandes incertitudes résultent, à cet égard, de l'absence de toute
disposition
législative sur la limite qui doit être apportée aux droits des auteurs
à
raison du service public pour lequel leurs ouvrages auront été
composés.
Peut-être ne serait-il
pas possible de prévoir tous les cas, et de ne pas laisser aux
tribunaux
l'appréciation d'un certain nombre de faits particuliers dans
l'énumération
desquels la loi ne saurait entrer ; mais encore serait-il bon que les
tribunaux
se trouvassent guidés, ou par des règles générales, ou, tout au moins,
par
quelques analogies qui manquent entièrement.
Discours prononcés
dans les chambres
législatives
Les discours
prononcés dans les chambres législatives appartiennent-ils au domaine
public ;
ou bien existe-t-il au profit de leurs auteurs des droits exclusifs
quelconques
sur leur publication ?
Je pense que ces
discours ne sont aucunement susceptibles de privilèges.
C'est dans une
qualité publique et pour répondre aux devoirs de sa fonction que
l'orateur a
parlé ; ses paroles appartiennent au pays tout entier, dont il est le
représentant et le mandataire.
En outre, la
faculté indéfinie d'impression et de réimpression des discours
prononcés dans
les chambres est une conséquence de la publicité des discussions
législatives ;
c'est cette faculté qui élargit l'enceinte des chambres et qui appelle
la
nation entière au spectacle et au jugement de leurs débats.
Puisque les
discussions qui préparent la loi doivent être publiques comme la loi
elle-même,
puisque c'est par leur publicité que l'on connaît l'histoire et le sens
de la
loi, et que l'on est instruit de l'état du pays, il faut qu'elles
puissent
retentir et être rappelées dans tous les lieux, dans tous les temps et
par tous
les modes.
Enfin, tandis que
l'un des motifs généraux qui font conserver à un auteur le droit
exclusif de
publier son ouvrage repose sur les conséquences de responsabilité
pénale que
cette publication pourrait attirer sur lui, ce motif n'existe pas pour
les
discours prononcés dans les chambres : le besoin d'indépendance de ces
grands
corps politiques a fait, avec beaucoup de raison, introduire dans la
loi du 17
mai 1819 l'article 21 ainsi conçu :
«ne
donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans l'enceinte
des deux
chambres, ainsi que les rapports, ou toutes autres pièces imprimées par
ordre
de l'une des deux chambres.»
Quant à la
responsabilité morale, il est bon, il est quelque fois nécessaire,
qu'elle soit
et souvent, et longtemps, rappelée sur les auteurs des discours.
Aucune difficulté
ne s'est élevée, et n'a pu naître, sur le droit des journaux de publier
le
discours des orateurs des chambres ; jamais, non plus, l'objection d'un
droit
exclusif des auteurs n'a été faite contre les choix et recueils de
discours, de
rapports, contre les histoires parlementaires, les réunions d'opinions,
les
récits de débats sur telle ou telle loi, telle ou telle proposition :
mais on a
élevé la question de savoir si la collection des discours d'un orateur
ne
devait pas être la propriété de l'auteur et de ses ayant-cause pendant
le même
temps et aux mêmes conditions que les autres genres d'écrits.
M. Pardessus a
examiné ces questions (Cours de droit commercial, No 165). Ses
solutions ne
sont conformes qu'en partie à celles que je viens de proposer, et dans
l'exposé
desquelles j'ai fait connaître les motifs qui me décident à porter plus
loin
les conséquences logiques des principes que lui-même a acceptés :
«Il
y a, dit-il, un cas ou chacun est libre d'imprimer les discours ou
autres travaux
de fonctionnaires : c'est lorsque cette publication se confond
elle-même dans
celle des actes de l'autorité publique, que chacun a le droit
d'imprimer ; on
doit alors appliquer la règle que l'accessoire suit le principal.
Ainsi, il est
permis de réimprimer, sans l'autorisation de leurs auteurs, les
discours des
ministres ou conseillers d'état, les rapports des commissions des
chambres, les
opinions des pairs de France et des députés des départements, prononcés
à la
tribune, avec les lois ou les projets de loi qui en ont été l'occasion.
Mais
cette faculté n'irait pas jusqu'à pouvoir publier et débiter le recueil
des
rapports ou discours qu'un de ces fonctionnaires aurait prononcés dans
les
diverses époques de sa carrière politique.»
Cette opinion est
adoptée par M. Gastambide et par M. Etienne Blanc.
Je ne puis adopter
cette solution. Les motifs qui obligent d'attribuer au domaine public
les
discours de tribune et les discours officiels, considérés isolément ou
dans
leur relation avec telle loi ou tel acte, me paraissent conduire par la
nécessité de la logique à considérer comme acquise au public la
collection des
discours de l'orateur dont chacun des discours pris à part, ne peut pas
ne pas
appartenir au public.
Sans doute, dans
une telle collection, la personnalité de l'orateur apparaît dans toute
sa force
; mais c'est pour le service de tous, et pour accomplir un devoir
public
qu'elle s'est ainsi manifestée.
La réimpression de
discours qui, par leur destination, appartiennent à la publicité et à
la nation
toute entière, ne dépouille ni l'orateur ni ses héritiers, d'aucun
fruit de son
travail sur lequel, soit lui, soit les siens aient jamais eu à spéculer.
Ce n'a pas été
pour tirer un profit pécuniaire de ses travaux d'écrivain que l'orateur
a été envoyé
à la tribune.
En appliquant ces
principes, il ne faut pas se contenter de dire qu'après la mort d'un
orateur de
nos chambres, la collection de ses discours appartiendra au public : il
faut
aller plus loin, et décider que chacun sera libre, même du vivant d'un
orateur,
de publier, fût-ce malgré lui, toutes et chacune de ses oeuvres de
tribune.
Il ne peut pas
répudier cet hommage, si une conscience pure a constamment dicté ses
paroles :
il ne peut pas fuire ce supplice, si, changeant de langage non par le
progrès
d'un esprit qui s'améliore, mais par des motifs honteux, il a déserté
ses
professions de foi et réfuté à l'avance ses propres paroles.
La tribune
nationale, et toutes les paroles qui en tombent, appartiennent au
public ;
c'est l'arbre politique de la science du bien et du mal, dont notre
constitution veut que chacun puisse librement cueillir les fruits.
Tout ce qu'un
orateur se permet à la tribune, tout ce qu'il y ose, entre dans le
domaine de
tous ; il n'en peut soustraire ni ses bonnes actions, ni ses écarts, ni
ses
contradictions dont le contrôle ajoute à la puissance des bonnes
paroles et
affaiblit le danger des mauvaises.
Une action en
justice lui appartiendra si on le diffame par des altérations.
Il est évident que
ces principes n'ont d'application qu'aux discours prononcés à la
tribune, ou
imprimés par ordre des chambres.
Une opinion
publiée en dehors de la tribune demeure dans le domaine privé.
Il n'existe pour
elle ni le même genre de publicité, ni influence directe sur les votes,
ni
irresponsabilité judiciaire.
Plaidoyers et mémoires
Je pense qu'il en
doit être de même des plaidoyers ; et quoique la solution de cette
question ne
soit pas sans difficulté, néanmoins la difficulté de maintenir, dans
toute son
extension, la publicité judiciaire me porte à croire que les plaidoyers
n'appartiennent ni à l'avocat ni au plaideur, mais au domaine public,
comme les
jugements et arrêts dont ils sont la préparation.
En sera-t-il de
même des mémoires et consultations distribués dans une cause et non
prononcés à
l'audience ? Je le crois.
Le cas n'est pas
le même que celui des opinions du pair ou du député non prononcés à la
tribune.
Ce sont des pièces
produites au procès : les juges en ont été saisis ; ils ont eu à
statuer sur
leur suppression en cas de calomnies ou d'excès hors des limites de la
défense.
Par suite des
mêmes principes, on pourra réunir et publier les plaidoyers d'un
avocat, même
malgré lui.
Emprunté au site "Pages juridiques de Jérôme Rabenou"... où je ne le retrouve plus...